Leçon de dédramatisation
Tout le monde l’a senti. Les murs du guest house (ce qui signifie littéralement: “maison d’hôte”) ont tremblé, les armoires et les lits ont avancé de quelques centimètres dans toutes les chambres. Ma statuette de Ganesh, le dieu à tête d’éléphant en a même perdu sa trompe en se fracassant au sol après une chute depuis la tablette. Dans la rue, des panneaux sont tombés, et des chiens errants aboient nerveusement. Durant cinq ou six longues secondes, une vibration sourde, profonde et puissante vient de secouer Paharganj, un quartier très dense situé au centre de Delhi. Par chance, alors que les coupures d’électricité ont lieu deux fois par jour, les lumières et les télévisions répondent encore. Il est 4h40 du matin et il ne faut pas une minute pour que l’agitation gagne les premières chambres de la maison. Des résidents - déjà - prêts à évacuer tambourinnent aux portes closes sur leur passage au cas où quelqu’un serait encore endormi. Ils lancent l’appel dans tous les couloirs: “It’s an earthquake, join us in the street, leave your luggage in your room. Hurry!” (C’est un tremblement de terre, rejoignez-nous dans la rue, laissez vos bagages dans vos chambres, dépêchez-vous!). Une vingtaine de personnes en pyjamas dévalent la volée d’escaliers qui mène vers la sortie, et se pressent vers un endroit dégagé, loin des habitations et des poteaux éléctriques (un espace difficile à trouver dans le quartier où les baraques sont collées les unes aux autres, avec parfois moins de deux mètres entre elles, sans oublier la flore de fils électriques emmêlés suspendus au-dessus des rues). Le réflexe était quand même le bon, puisque ce qui cause les plus de dégâts dans les tremblements de terre, ce sont les effondrements de bâtiments.
Isolé au milieu de la rue, le groupe s’agrandit d’occupants fuyant les autres maisons, guest houses et hôtels qui bordent Main Bazaar (artère commerçante de Paharganj). Ils ont tous les petits yeux et même si chacun a compris ce qui venait de se passer, une seule question revient sans cesse: “What happened?” (Qu’est-ce qui vient de se passer?).
Cependant, il faut bien constater que le petit attroupement perdu sur la rue a quelque chose de très…occidental. Un couple hongrois, une touriste italienne, un voyageur britannique, un Belge et bien d’autres, mais quasi aucun Indien! Mieux, la petite réunion des étrangers effrayés a l’air de beaucoup amuser les nombreux noctambules qui passent par là. Un voile de ridicule couvre peu à peu les étrangers qui se rendent compte que la vie nocturne de Paharganj n’est vraiment pas perturbée par l’incident. Les passants, les vélos, les autos, et les rickshaws vont et viennent, les rabatteurs s’approchant du petit groupe de “blancs”, entreprennent le marchandage habituel à leur égard: “Come to my brother’s shop” ou “special price for you my friend” (Viens dans la boutique de mon frère ou prix spécial pour toi mon ami) comme si rien ne s’était passé.
“Nobody cares!!!” (Tout le monde s’en fout!!!). Le jeune britannique du groupe est consterné, il tente de mesurer l’extrême relativisme des Indiens face à l’ombre d’une catastrophe. De la frayeur qui venait de l’arracher à son sommeil, il voguait maintenant vers l’incompréhension d’un nouveau choc, culturel cette fois.
Les locaux ne craignent-ils pas les secousses sismiques? En ont-ils l’habitude? Cette secousse-ci était-elle ridiculement faible par rapport à celles qui ont déjà touché le coin? La philosophie indienne rend-t-elle les gens imperturbables face à l’intempérie? Difficile à dire. D’après Alam, l’homme à tout faire de la maison d’hôte: “ tout ça nous dépasse, ça n’est pas de notre ressort, on ne peut rien décider”. Sans être lui-même convaincu de la réponse qu’il me donne, Alam me montre le ciel, et me fait comprendre avec ses mains, ses roulements d’yeux et son anglais d’usage que les “Gods” (les Dieux) décident de tout cela pour lui. Alam a senti la vibration, il s’est réveillé aussi, il me confie avoir eu très peur mais a malgré tout préféré rester emmitouflé dans sa couverture, derrière le comptoir du guest house pour prier.
C’est à croire que les Indiens ne partagent pas notre culture du drame. Il faut bien avouer que la secousse n’a laissé aucune trace. Aucun immeuble ne s’est effondré, aucun cratère ne s’est ouvert sous nos pieds, apparemment aucun endroit n’a été gravement touché et seul un village près de Meerut, situé à une centaine de kilomètres à l’est de Delhi a pu être évacué à temps (tout ceci d’après CNN/IBN qui a répercuté l’incident à partir de 6h00 du matin). Pas de gravats, pas de décombres, pas de morts. Juste une belle frousse de quelques secondes…
Alors? Formidable leçon de maîtrise de soi face à la panique ou relativisation extrême d’un évènement dangereux ? On ne peut en réalité porter aucun jugement sur la façon dont les Indiens appréhendent ce type d’incident qui, dans leur vie, revêt une toute autre importance que dans la nôtre. Au mieux, nous pouvons arpenter les rues chaotiques de Delhi, de Bombay ou de Jaipur à la rencontre des habitants et des dieux innombrables, dans un décor où votre raison est à l’épreuve d’une rude remise en question, comme tous vos sens le sont à celle d’une découverte permanente. C’est ainsi qu’il faut éloigner les jugements hâtifs, et ne ramasser que quelques bribes d’explication au relativisme indien face aux catastrophes.
La foi, guide spirituel face aux évènements de la vie
Comme l’attitude d’Alam en témoigne, les Indiens sont globalement très croyants, et la plupart d’entre eux sont hindous. Même si l’Islam est moins présent que l’hindouisme, l’Inde n’en est pas moins un très grand pays musulman. Sikhisme, zoroastrisme, protestantisme, christianisme, bouddhisme, jainisme composent également la mosaïque confessionnelle indienne. Tout ça pour dire que l’Inde est un pays de la foi. Les hindouistes croient par exemple aux cycles des réincarnations, chacun de nous en aurait ainsi plusieurs à vivre. Au plus on avance dans ces cycles, au plus l’être se bonifie. On peut même lire et entendre dire que chaque vie est un nivellement par le haut dans le système hiérarchique des castes qui régit encore plus ou moins la société indienne. Les hindous vivent ainsi en étroite relation avec les Dieux qui rythment leur vie quotidienne d’évènements heureux ou malheureux. Ainsi, un chauffeur de taxi qui arrive à vous convaincre de louer ses services après de longues négociations sur le prix de la course, n’oublie pas de s’en retourner au mini-autel bricolé sur son tableau de bord en l’honneur de son Dieu pour lui murmurer quelque parole de remerciement avant de mettre le contact et de s’engouffrer avec vous dans le trafic infernal de la ville. De même lors du tremblement de terre, au lieu de cavaler dans tous les sens comme le groupe de touristes occidentaux, il faut croire que le premier réflexe des hindous dans de tels cas est de s’adresser aux Dieux qui peuvent également décider de leur mort, ou plutôt de leur passage d’un cycle de vie à un autre. “ Ō Ram”, qui signifie “Oh Dieu”, tels furent les derniers mots du Mahatma Gandhi succombant au coup de feu que lui avait porté un fanatique hindou, soit tout un symbole du lien qu’entretiennent les Indiens face à leur propre mort.
L’Inde, un terrain à forte sismicité
L’Inde est située sur les plaques eurasienne et indienne qui se rencontrent au niveau du sous-continent. De ce rapport de forces croît ainsi la chaîne himalayenne. L’Inde se présente donc comme un terrain à forte sismicité. Le 26 janvier 2001, le Gujarat, état du Nord-ouest de l’Inde était ravagé par un séisme de 7.9 sur l’échelle de Richter dont il est, encore aujourd’hui, difficile d’évaluer le nombre de victimes (on parle de dizaines de milliers de morts). Izzi Lokku, qui a rédigé un ouvrage sur les grands défis auxquels l’Inde est confrontée aujourd’hui nous apprend que “selon des experts indiens des Nations Unies, près de 25% du bloc continental indien correspondent à une zone à forte sismicité. Delhi et ses environs sont exposés à des risques sismiques très élevés; Bombay, Calcutta et Madras à des risques élevés[1]”. Les petites secousses sans dégâts de grande ampleur comme celle survenue à Delhi en novembre 2007 sont en fait assez fréquentes et l’on ose supposer que les Indiens y sont habitués et ne sautent donc pas de leur lit au moindre tremblement. En Belgique, on ne court pas non plus dans les caves quand un orage violent frappe le ciel… De telles nuances nous offrent une lecture plus limpide de la situation, permettant de mieux mesurer le relativisme des Indiens face aux “drames”.
Des architectes irresponsables?
Le “skyscrapper” (le gratte-ciel) est un signe de développement urbain des plus évidents. Qu’on les aime ou pas, ils traduisent une certaine puissance économique, financière, politique ou industrielle. À leurs sommets sont logés les bureaux des big boss, des patrons, des dirigeants… Ne pas avoir de “skyscrapper”, c’est risquer de donner une image sous-développée aux autres pays. À l’heure où l’Inde s’impose comme un géant économique mondial et brille en ce qu’elle peut offrir de mieux, à l’heure où elle accrédite son entrée sur les marchés boursiers et consomme son mariage avec le capitalisme, il lui a impérativement fallu acquérir cette vitrine de modernité urbaine symbolisée par le gratte-ciel. Promenez-vous dans certains quartiers de Bombay ou de Delhi et vous constaterez que ces derniers n’ont rien à envier à Manhattan. De tels buildings poussent partout, surtout en banlieue. Les autorités ont également vu dans l’érection de tels édifices une solution au problème de la densité de population des grandes métropoles. Surfez sur le blog internet “Indian skyscrapper blog” et prenez la température de cette fièvre immobilière qui anime les Indiens. À Bombay, dans les quartiers de la Finance, on peut voir des panneaux annonçant la venue d’un méga-complexe de towers en banlieue. Le must: “Un projet de construction d’un gigantesque gratte-ciel dans la banlieue de New Delhi a été dévoilé récemment. Une tour plus grande que les tours jumelles Petronas à Kuala Lumpur, en Malaisie, et que la Burj Dubaï aux Émirats arabes unis. Pourquoi? Pour accroître le prestige de l’Inde sur la scène internationale[2]”.
Tout ça est bien beau, mais outre le fait que ces monstres de pierre et de vitre offrent un contraste saisissant avec les bidon-villes qui les bordent parfois immédiatement, la réalisation d’un tel nombre de projets paraît tout à fait irresponsable quand on sait que des séismes de grande ampleur peuvent frapper l’Inde à n’importe quel moment. Ces constructions respectent peut-être des normes anti-sismiques et sont peut-être pensées de façon à ne pas s’écrouler… Mais nous sommes quand même en droit de nous poser la question de savoir si les autorités indiennes n’ont pas aveuglement permis l’édification de ces centaines (ou de milliers?) de tours à travers l’Inde, fermant les yeux sur les manifestations naturelles violentes surevenues dans le passé (un important séisme touchait encore l’Inde en 2005, dans le Cachemire). Ne pas avoir de grandes cités modernes, c’est comme dire “merde” à l’évolution, au futur, aux investissements étrangers, c’est faire la fine bouche devant un signe de la croissance dont l’Inde rêve depuis son indépendance en 1947. Mais faire pousser du méga-building partout, c’est aussi privilégier la modernité apparente au détriment de la sécurité des résidents, travailleurs, business men et autres qui vivent dans ces tours.
Lisez l’ouvrage d’Izzi Lokku*, vous tomberez des nues. Voyez les extraits suivants: “Toujours est-il que dans un pays comme l’Inde constamment exposé aux violences de la nature, on s’attendrait à ce que les autorités prennent des mesures préventives destinées à limiter l’ampleur des victimes et des destructions matérielles. Mieux vaut prévenir que guérir n’est-ce pas? Mais les Indiens sont fatalistes dans l’âme. Tout est écrit. On ne peut pas empêcher le destin, alors à quoi bon essayer de déjouer ses plans?[3]”. Ou encore celui-ci: “C’est comme si les architectes et les constructeurs étaient restés de grands enfants qui continuent de jouer au lego ou au meccano. Immeuble après immeuble, gratte-ciel après gratte-ciel, quartier après quartier… la ligne des toits se transforme rapidement. Partout l’on assiste à une frénésie de la construction comparable à celle de l’Europe après la deuxième Guerre Mondiale[4]”.
Revenons-en au fameux fatalisme indien face aux chocs sismiques, la perspective du gratte-ciel nous laisse perplexes, bien-sûr. On a envie de porter un jugement, de penser que ces Indiens sont fous! Mais ce serait trop facile, lier la fièvre du gratte-ciel au fatalisme passe par d’autres questionnements sur la société indienne, sur son histoire, sur ses contextes économique et politique. Les résidents ont-ils toujours le choix de choisir leur habitat? Les constructeurs habitent-ils eux-même dans les tours qu’ils bâtissent? Y a-t-il un lobby du building? L’Inde est-elle le pays d’un formidable optimisme ou celui d’un fatalisme sans limites?
[1] LOKKU, Izzi « La face cachée de l’Inde », Eyrolles 2007, page 68.
[2] Op.cit. page 70.
[3] Op.cit. page 69.
[4] Loc.cit.
L.W.
PS: Cet article sur l'Inde est le premier d'une série. L.W. s'est, en effet, rendu en Inde et a un tas de choses à vous raconter sur le mode de vie indien... à milles lieues de ressembler au notre!